À moins que l’ITIE ne multiplie ses efforts pour combattre les restrictions croissantes imposées à l’espace civique, la lutte pour la transparence ne sera jamais couronnée de succès.
L’Initiative pour la transparence dans les industries extractives (ITIE) a été lancée en 2002 dans l’objectif de renforcer la gouvernance des secteurs pétrolier, gazier et minier grâce à une plus grande transparence de leurs recettes. Cette initiative, qui vise à identifier, collecter et publier des informations clés à propos de ces secteurs, réunit des administrations publiques, des entreprises et des acteurs de la société civile dans un dialogue constructif sur la gestion de ces recettes. Une fois que le montant de ces dernières et d’autres informations sont largement diffusées, les habitants des pays riches en ressources peuvent (si les conditions de participation civique le permettent) exhorter leurs dirigeants à gérer ces ressources dans l’intérêt public. Cela signifie que le succès de l’ITIE dépend à la fois d’informations de qualité et de la participation des individus.
L’une des caractéristiques fondamentales de l’ITIE est sa structure tripartite qui réunit les autorités publiques, la société civile et le secteur privé dans un dialogue auquel ils participent sur un pied d’égalité. Dans un secteur caractérisé par de puissants intérêts politiques et financiers, la corruption et l’opacité, créer un espace permettant la participation libre des leaders de la société civile peut véritablement changer la donne.
L’ITIE a contribué à consolider la participation civique dans le domaine de la gouvernance des ressources naturelles en encourageant le dialogue sur la transparence et en favorisant un examen public et un usage plus responsable des recettes tirées des ressources naturelles engrangées par les gouvernements dans de nombreux pays membres de l’ITIE et ailleurs. Dans certains de ces pays, l’ITIE offre la seule et unique plateforme sur laquelle la société civile peut se joindre aux représentants des autorités publiques et du secteur privé pour aborder les questions liées à la gouvernance du secteur extractif. Un tel dialogue est vital non seulement pour permettre à la société civile de défendre ses intérêts mais aussi pour que l’ITIE puisse remplir son mandat, à savoir la promotion d’une solide gouvernance des ressources naturelles.
Espace civique : l’ingrédient indispensable
L’existence d’un environnement propice à l’épanouissement de la société civile est un élément central du processus de l’ITIE. Sans la contribution de la société civile, l’ITIE ne peut pas atteindre le degré de transparence auquel elle aspire.
L’exigence 1.3 de l’ITIE stipule que la société civile doit participer pleinement, effectivement et activement au processus de l’ITIE. Le Protocole « Participation de la société civile », intégré à la Norme en 2015, clarifie l’interprétation du terme « environnement propice » et réaffirme que la participation de la société civile est une condition indispensable pour rejoindre l’Initiative[1]. Pourtant, à travers le monde, y compris dans certains pays mettant en œuvre l’ITIE, plusieurs lois et mesures répressives, conjuguées à une augmentation des attaques contre les militants, ont considérablement restreint l’espace de la société civile[2].
Les défenseurs des droits humains en activité dans le secteur extractif ont été particulièrement ciblés, exposés aux risques d’assassinat, de torture, d’enlèvement ou encore d’arrestation et de détention arbitraires[3]. Selon CIVICUS Monitor, en juin 2019[4], 40 des plus des 50 pays de mise en œuvre de l’ITIE figuraient sur la liste des pays ayant sévèrement restreint l’espace civique. Des recherches conduites en 2018 par le Centre de ressources sur les entreprises et les droits de l’homme révèlent que le secteur extractif[5] est le plus dangereux pour les militants, des attaques ayant été commises contre les défenseurs des droits humains surveillant les activités des entreprises dans plus de 35 pays de mise en œuvre de l’ITIE au cours des trois années précédentes. Les gouvernements de certains pays, dont l’Azerbaïdjan, la Guinée équatoriale, l’Éthiopie et le Niger, n’ont pas respecté les exigences de l’ITIE. Face à ce type de situation, cette dernière a peiné à trouver une réponse ; souvent, elle a défendu la participation civique de manière inefficace, en agissant avec lenteur et retenue. Et les résultats se sont avérés mitigés. La Guinée équatoriale a été radiée de l’ITIE en 2010 tandis que l’Azerbaïdjan s’en est retiré en 2017 suite à sa suspension par le conseil d’administration de l’ITIE.
Les libertés fondamentales menacées
La répression de la société civile observée dans de nombreux pays de l’ITIE est représentative de la tendance mondiale générale à restreindre les libertés civiques. Cette tendance limite considérablement la capacité de la société civile à accéder aux informations et à s’en servir pour lutter contre la corruption et la mauvaise gouvernance. Et pourtant, l’ITIE peine à répondre aux nombreuses difficultés qui accablent la société civile sur le terrain.
En dépit des exigences et des normes de l’ITIE, une étude clé conduite par MSI-Integrity en 2018 révèle que l’ITIE n’a pas suivi une approche cohérente des droits humains, ni suffisamment pris en compte cette question, dans son évaluation de la participation de la société civile[6]. Les pays peuvent être évalués à trois étapes : au moment de l’adhésion (lorsqu’un pays demande à joindre l’ITIE), au moment de la « validation » (processus périodique permettant d’évaluer et de noter les pays vis-à-vis des exigences de l’ITIE pour vérifier qu’ils continuent de s’y conformer) et lors d’évaluations ponctuelles par le Comité de réponse rapide, en cas d’une éventuelle infraction entre deux validations. C’est à ces deux dernières étapes que les évaluations ont été particulièrement insatisfaisantes, les acteurs de la société civile ayant constaté l’utilisation d’un langage si dilué qu’il en était préoccupant.
Souvent, la participation de la société civile est évaluée dans le contexte d’une portée très limitée, nécessitant un lien clair entre l’engagement civique et les processus ITIE, sans tenir compte de la situation plus large des libertés fondamentales dans le pays. Le cas du Myanmar illustre le peu de distinction dont fait preuve le conseil d’administration au moment de la validation pour octroyer le statut de « progrès satisfaisants » plutôt que « progrès significatifs » en ce qui concerne la participation de la société civile[7].
Cette situation est d’autant plus surprenante que le secteur extractif est le secteur ayant donné naissance au plus large éventail d’initiatives et d’efforts multipartites pour établir des normes en matière de droits humains (avec le secteur de l’habillement/de la chaussure)[8]. Elle s’inscrit également à contre-courant d’initiatives mondiales sans précédent qui promeuvent les principes des droits humains dans les affaires. Le Groupe de travail intergouvernemental à composition non limitée sur les sociétés transnationales et autres entreprises et les droits de l’homme des Nations Unies a pour mandat d’élaborer un instrument international contraignant qui réglementera les activités mondiales des entreprises vis-à-vis du droit international des droits humains. Parmi d’autres initiatives en faveur des libertés civiques, on peut citer B-Team, qui travaille avec un éventail de multinationales progressistes qui se sont engagées à multiplier les avantages sociaux, environnementaux et économiques et qui ont pris position en faveur des libertés fondamentales[9]. Récemment, un ensemble de grandes marques et d’investisseurs a également appelé à la protection des défenseurs des droits humains et des libertés civiles, et mis en garde que ces attaques menaçaient la durabilité et la rentabilité des activités commerciales[10].
Une occasion de préserver la participation
Si les militants ne sont pas entièrement libres de promouvoir la transparence et de demander des comptes à leur gouvernement, la crédibilité de l’ITIE s’en trouve alors sévèrement menacée. En réaction, l’étude de MSI-Integrity[11] émet trois recommandations principales pour réformer l’ITIE de manière à promouvoir une véritable participation de la société civile et, par là-même, à en faire le catalyseur d’une transparence et d’une redevabilité accrues. Premièrement, l’ITIE devrait nommer des observateurs nationaux de la société civile qui soumettent des rapports à un Groupe de travail sur la protection de la société civile, lui-même nouvellement créé. Ce groupe sera chargé de surveiller proactivement les problèmes qui entourent la société civile avant qu’ils n’atteignent un niveau critique. Deuxièmement, il conviendrait d’améliorer les organes et les processus de l’ITIE, en particulier l’adhésion, la validation et le Comité de réponse rapide, afin d’assurer pleinement la protection de la société civile. Enfin, il serait bon d’établir un mécanisme de plaintes pour répondre aux griefs des parties prenantes en cas de violation des droits et d’infraction au Protocole « Participation de la société civile ». Si ces réformes sont toutes fermement ancrées dans les normes et les principes des droits humains, elles permettront à la société civile de participer de manière active, indépendante et véritable à l’ITIE mais aussi de soulever librement ses préoccupations, sans crainte de représailles.
Dans un monde durement touché par la montée des valeurs autoritaires, il est plus important que jamais d’améliorer les réponses de l’ITIE vis-à-vis de l’espace civique. L’ITIE a le potentiel de démontrer comment l’ouverture, la participation et la coopération peuvent entraîner un changement positif. Cependant, si elle ne combat pas les menaces qui pèsent sur l’espace civique, celui-ci sera réduit à un simple forum de discussion stérile.
La transparence ne suffit pas en elle-même à imposer la redevabilité : une participation indépendante, libre et véritable est également indispensable. Ce n’est qu’en défendant les libertés fondamentales dans ses pays membres et au-delà que l’ITIE pourra s’assurer que les industries extractives ont des retombées positives pour tout le monde.
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[1] « La participation de la société civile constitue un élément fondamental pour atteindre les objectifs de l’ITIE, et notamment le Principe 4, qui stipule que “la compréhension du public des revenus et des dépenses des gouvernements sur la durée est susceptible de contribuer au débat public et de faciliter le choix d’options appropriées et réalistes favorisant le développement durable”. La participation active de la société civile au processus ITIE est essentielle pour que la transparence créée par l’ITIE conduise à une redevabilité accrue. »
[2] Les organisations travaillant sur les questions liées à l’espace civique définissent ce dernier comme « l’espace physique, virtuel et juridique dans lequel les individus exercent leur droit à la liberté d’association, d’expression et de réunion pacifique. En formant des associations, en s’exprimant sur des questions d’intérêt général, en se réunissant dans des forums en ligne ou hors ligne et en prenant part aux décisions publiques, ils utilisent l’espace civique pour résoudre les problèmes et améliorer leur vie. Un espace civique robuste et protégé constitue la clé de voûte d’une gouvernance démocratique responsable et réactive et de la stabilité des sociétés », CIVICUS, International Center for Not-for-Profit Law (ICNL), ARTICLE 19 et le Mouvement Mondial pour la Démocratie, The Civic Space Initiative (CSI) ; CIVICUS, Guide to Reporting on Civic Space: Media Toolkit, page 4.
[3] Rapport de CIVICUS, Civic space under threat in extractive industries Transparency Initiative countries, août 2017.
[4] L’outil CIVICUS Monitor note la qualité de l’espace civique des pays sur une échelle de cinq points : ouvert, restreint, entravé, réprimé et fermé. Sur les 51 pays de mise en œuvre de l’ITIE, 2 sont notés comme fermés, 13 comme réprimés, 25 comme entravés, 6 comme restreints et 5 comme ouverts.
[5] Secteurs minier, pétrolier, gazier et charbonnier compris. Voir par exemple : https://www.oecdwatch.org/wp-content/uploads/sites/8/2019/06/Reprisals-NCP-system.pdf
[6] Institute for Multi-Stakeholder Initiative Integrity, EITI Accountability and Grievance Mechanisms: Perspectives from Civil Society and Natural Resource Governance Advocates, Août 2018.
[7] Lors de sa réunion à Berlin en 2018, le conseil d’administration a débattu de la meilleure manière d’appliquer la section 8.3.c.i, qui stipule les sanctions à appliquer en cas de non-conformité avec l’exigence 1.3. Le conseil a étudié s’il fallait interpréter cette exigence avec un large champ d’application (c’est-à-dire en tenant spécifiquement compte de l’environnement général dans lequel la société civile peut agir) et en révisant les sanctions à la baisse, ou plutôt l’interpréter de manière étroite avec des sanctions plus lourdes. Le conseil a décidé d’évaluer l’environnement général de la société civil en échange de l’application de sanctions plus légères. Toutefois, comme le montre l’exemple de la validation du Myanmar, cette approche est aujourd’hui réinterprétée comme étant basée à la fois sur un champ d’application étroit et sur des sanctions plus légères.
[8] Business and Human Rights Resource Center et ISHR, Shared space under pressure: businesses support for civic freedoms and human rights defenders, septembre 2018 et autre rapport disponible ici; Forum économique mondial, Rapport sur les risques mondiaux, 2017.
[9] The Business Case for Protecting Civic Rights a également mis en lumière le rôle positif que les entreprises peuvent jouer dans la protection des libertés civiles, mais aussi effectué une analyse morale, normative et de rentabilisation pour qu’elles agissent dans ce sens.
[10] Supporting Civic Freedoms, Human Rights Defenders and the Rule of Law, élaboré par le biais du Business Network on Civic Freedoms and Human Rights Defenders.
[11] Institute for Multi-Stakeholder Initiative Integrity, 2018: 6.