En 2019, Publiez Ce Que Vous Payez (PCQVP) a décidé de dédier l’année 2019 au développement d’un cadre stratégique de long terme sur l’espace civique afin de soutenir le travail des 700 membres du réseau. Beaucoup d’entre eux opèrent en effet dans des conditions de plus en plus difficiles et sont l’objet de menaces croissantes liées à leur engagement pour la transparence et la gouvernance dans le secteur des industries extractives. En 2020, le contexte actuel de la pandémie du COVID 19 risque d’accroître encore davantage les défis auxquels ils font face.
« Non, m’a-t-il dit, dans mes pensées, l’idée de fuir n’existe pas. »
À l’ère des Donald Trump et des Jair Bolsonaro, dans un monde illisible où beaucoup s’attachent à détruire l’édifice des valeurs démocratiques si lentement construit, il y a aussi des femmes et des hommes qui disent « non »1.
Ces femmes et ces hommes, pour lesquels l’idée même d’injustice est insupportable et qui ont pour principe directeur le courage, ce sont des membres de PCQVP.
Ces âmes révoltées, ce sont des des Merian Mani (Philippines), des Alfredo Okenve, des Ali Idrissa et des Naomi Binta Stansly (Niger), des Jean-Claude Katende (République démocratique du Congo), des Brice Mackosso2, des Christian Mounzeo3, des Nelly Espérancia Mfoutou Kado4 (République du Congo) et – pour n’en nommer que quelques-uns.
Ils devraient siéger sur le piédestal des héros pour leur combat sans relâche, qui vise à faire profiter le plus grand nombre des bénéfices du secteur extractif. Ils sont pourtant souvent sacrifiés sur l’autel de l’obscurantisme, taxés de « traîtres », d’« ennemis du peuple et de l’État », de « terroristes, de communistes ». Certains sont emprisonnés, surveillés, harcelés et, dans les cas les plus extrêmes, éliminés.
Lutter contre l’injustice contre les plus vulnérables
Leur crime ? Avoir eu le courage de dénoncer les pratiques de corruption dans le secteur des industries extractives et de s’être engagés, – parfois au prix de leur vie, – pour faire prévaloir la justice, la démocratie et l’état de droit.
Les menaces qui pèsent sur ces âmes révoltées et la réalisation de l’absurdité des injustices dont ils sont les témoins auraient pu les pousser à la résignation. Pourtant, tels Sisyphe5 qui continue à rouler son rocher jusqu’au sommet de la colline, ils ont tous fait le choix de poursuivre leur combat, inlassablement et sans jamais se retourner. Leurs dénominateurs communs sont une soif intarissable de justice, le refus de la complicité qui, pour eux, s’apparente à une absence de combat, mais aussi la conviction qu’ils sont redevables envers la société, – qu’il s’agit de leur destin et qu’il n’y a pas d’alternative envisageable.
Ces Justes6 dédient chaque instant de leur existence à la cause des plus vulnérables. Leur dénominateur commun: se sentir accablés par la culpabilité lorsqu’ils ne se trouvent pas auprès de leurs concitoyens – même lorsqu’ils ont été forcés à partir pour fuir la mort, la torture ou la prison.
Dans la période d’incertitudes que nous connaissons7”, que va-t’il advenir de ces hommes révoltés et de ces injustices qui frappent les plus marginalisés?
Afin de trouver des réponses aux attaques croissantes contre les membres du réseau, je me suis rendue dans deux pays où des membres avaient récemment été pris pour cible : le Niger et la République du Congo. L’objet de mes missions : identifier les défis, les besoins et les opportunités de nos membres dans ces pays afin de dégager des priorités communes pour la coalition.
Prendre des risques personnels pour s’exprimer
Si les défis sont multiples, les membres sont presque tous confrontés au phénomène communément appelé « fermeture de l’espace civique8 ».
Ils font souvent l’objet de surveillance et de menaces. Ils peuvent aussi être arrêtés, détenus ou poursuivis en justice pour avoir participé à une manifestation, organisé une réunion pacifique ou encore publié un rapport, un article ou un message sur les réseaux sociaux, considérés comme subversifs. Ils peinent à accéder aux informations et aux données liées aux affaires de l’Etat et notamment aux contrats conclus avec les entreprises extractives. Ils sont rarement pris en compte lors de l’élaboration des politiques publiques. Ils jouissent en conséquence d’une marge de manœuvre réduite pour influer sur les décisions qui les concernent ou qui affectent les communautés qu’ils représentent, en particulier lorsque celles-ci sont considérées comme un frein aux intérêts économiques.
À l’aéroport de Dakar, quelques jours après avoir pris mes fonctions, j’ai rencontré Alfredo Okenve, qui se rendait en Espagne pour y recevoir des soins suite à une attaque brutale, au cours de laquelle des individus non identifiés avaient essayé de l’éliminer quelques mois auparavant. Malgré son état physique critique, Alfredo a décidé de rentrer dans sa Guinée Equatoriale natale pour continuer son combat. Un mois plus tard, alors qu’il tentait de quitter le pays, sur les conseils de partenaires de la société civile et de certains diplomates, craignant une fois de plus pour sa vie. Quand j’ai revu Alfredo, sous le soleil brûlant de Madrid, après qu’il ait enfin réussi à prendre l’avion, je lui ai demandé s’il avait peur pour sa vie et celle de ses proches et s’il songeait parfois à renoncer. « Non, m’a-t-il répondu catégorique, dans mes pensées, l’idée de fuir n’existe pas. »
Covid-19 utilisé pour justifier une répression accrue
À l’instar de ce que l’on peut observer à l’échelle mondiale, ils évoluent dans un contexte législatif de plus en plus restreint, soit parce que les lois préexistantes sont sujettes à une interprétation restrictive, soit parce que de nouvelles lois menacent les libertés fondamentales acquises, resserrant davantage l’étau qui asphyxie déjà l’espace étriqué qui leur est octroyé.
L’état d’urgence-provoqué par la pandémie de COVID-19 peut justifier l’adoption de mesures d’exception légitimes si nécessaires, proportionnelles et légales, afin de contenir le virus. La pandémie sert néanmoins de prétexte à certains Etats peu scrupuleux pour réprimer davantage la société civile et les voix dissidentes.
Au Niger, les membres de PCQVP Maikoul Zodi, Halidou Mounkaila, Moundi Moussa sont toujours en détention depuis le 15 mars et Ali Idrissa, actuellement libéré sous caution, a reçu des menaces de mort inquiétantes. Mahaman Lawali Mahaman Nassourou a été libéré et placé en liberté provisoire le 19 mai. Pourtant, depuis le début de la crise pandémique, au moins 1 540 prisonniers ont été libérés à travers le pays. Le 3 avril, le Conseil des ministres du Niger a adopté un projet de loi interdisant certaines communications électroniques qui, s’il était promulgué, restreindrait gravement les libertés civiques.
Au-delà des menaces qui pèsent sur eux et de l’espace de plus en plus réduit dans lequel ils opèrent, ils sont aussi les témoins quotidiens des injustices qui frappent les populations locales. Au Niger – qui occupe la quatrième position mondiale pour les réserves d’uranium et la dernière sur l’indice de développement humain (IDH) –, je me suis perdue de nuit près de Niamey, dans les méandres de villages sombres, non électrifiés. À quelques mètres de là brillaient de mille feux les lumières de l’aéroport et les lampadaires flambant neufs d’une nouvelle route, construits pour accueillir une trentaine de chefs d’État à l’occasion du 33e sommet de l’Union africaine.
Au Congo, j’ai rencontré les communautés affectées par l’exploitation du pétrole. Les membres de ces communautés souffrent de la pollution de leurs eaux et de leurs terres et développent des maladies qu’ils n’ont pas les moyens de soigner. Des processus de consultation sont mis en place, mais leurs problèmes ne sont jamais vraiment pris en compte. Au Congo toujours, troisième pays producteur de pétrole en Afrique subsaharienne9 et classé 137e sur l’IDH, j’ai aussi dû faire la queue à la pompe à essence en raison des pénuries de carburant dans le pays.
L’histoire a continuellement démontré que les fléaux qui touchent l’humanité s’abattent plus lourdement sur les peuples infortunés. Hors, seules ces âmes révoltées permettront de porter la voix de ceux qui risquent le plus de souffrir l’impact de cette catastrophe et de s’investir pour repenser le monde de demain.
En ces temps troublés, l’humanité est face à son destin et va devoir faire le choix, soit de trouver des moyens innovants et durables pour aller de l’avant, soit de rétrocéder vers des systèmes plus restrictifs et non durables qui finiront par la mener à sa perte.
Albert Camus nous l’aurait très probablement suggéré : c’est indéniablement dans ces âmes révoltées que nous devons chercher les solutions aux défis de notre temps et à l’obscurantisme ambiant. Il aurait certainement ajouté que, dans un monde chaotique, c’est dans l’action de ces grandes figures du courage que nous devons placer nos espoirs de primauté de la justice et de la dignité humaine. Et c’est la raison pour laquelle nous avons le devoir de les soutenir dans leur combat10.
PCQVP a développé une approche stratégique qui fournit une feuille de route novatrice pour faire face aux menaces les menaces auxquelles les membres de PCQVP sont confrontés. C’est approche en trois étapes, basée sur 1. La Prévention, 2. la Protection, et 3. le Plaidoyer. Vous pouvez accéder cette ressource ici.
2 Commission diocésaine justice et paix (CDJP) et représentant de la société civile au Conseil administratif de la société civile de l’initiative pour la Transparence des Industries Extractives (ITIE) Congo.
3Rencontre pour la paix et les droits de l’homme (RPDH) et Coordonnateur de PCQVP Congo.
4Action evangélique pour la paix (AEP) et pasteure de l’Église Évangélique du Congo.
5Le Mythe de Sisyphe, Albert Camus, 1942.
6Les Justes, Albert Camus, 1949 : « J’ai compris qu’il ne suffisait pas de dénoncer l’injustice. Il fallait donner sa vie pour la combattre. Maintenant, je suis heureux. »
7La Peste, Albert Camus, 1947, ’“Il est des heures dans l’histoire où celui qui ose dire que 2 et 2 font 4 est puni de mort”.
8Qui correspond en réalité aux attaques portées contre les libertés fondamentales que sont le droit à la liberté d’expression et les droits à la liberté de réunion pacifique, d’association et de participation politique
9Après le Nigeria et l’Angola : FMI, Country Report no 19/244.
10Albert Camus, La Peste, 1947: “Si, aujourd’hui, la peste vous regarde, c’est que le moment de réfléchir est venu. Les justes ne peuvent craindre cela, mais les méchants ont raison de trembler”.