Cet article a été publié en anglais dans Euractiv.
La Commission européenne a promis de placer la lutte contre la corruption au cœur de son programme. Cependant, les mesures visant à endiguer ces pratiques brillent par leur absence, dans un nouveau règlement destiné à obliger les entreprises européennes à adopter un comportement responsable dans le monde entier. Par Ketakandriana Rafitoson et Matthieu Salomon.
Dr Ketakandriana Rafitoson est la directrice exécutive de Transparency International Madagascar, et la coordinatrice nationale de PCQVP Madagascar depuis 2020. Matthieu Salomon est directeur par intérim des programmes de gouvernance au Natural Resource Governance Institute (NRGI).
Dans son discours prononcé en septembre sur l’état de l’Union, la présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen a été sans équivoque quant aux répercussions néfastes de la corruption sur les démocraties.
« La corruption sape la confiance placée dans nos institutions. Nous devons donc la combattre avec toute la force du droit », a-t-elle déclaré.
La lutte contre la corruption sera au premier plan du programme législatif de la Commission pour l’année à venir, a-t-elle ajouté.
La transformation de l’impact des entreprises européennes sur la planète est au cœur de ce programme.
La Commission européenne a récemment lancé une série de nouvelles lois couvrant différents domaines, mais visant toutes le même objectif général : veiller à ce que les entreprises de l’Union européenne (UE) ne soient pas complices de violations de l’environnement ou des droits humains dans le monde.
Qu’il s’agisse d’un règlement historique exigeant des entreprises qu’elles prouvent que leurs chaînes d’approvisionnement ne participent pas à la déforestation mondiale ou d’une directive obligeant les entreprises à divulguer l’impact social et environnemental de leurs activités, les entreprises du plus grand bloc commercial au monde sont de plus en plus incitées à adopter un comportement responsable et durable. Et le public soutient massivement ces changements.
La directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (Corporate Sustainability Due Diligence Directive – CSDDD) est une arme clé de cet arsenal législatif croissant.
La proposition de directive, publiée par la Commission européenne au début de l’année, obligera les dirigeant·e·s d’entreprises à tenir compte des droits humains et des impacts climatiques et environnementaux de leurs activités. Elle s’appliquera non seulement aux activités de l’entreprise, mais également à ses filiales et à ses chaînes d’approvisionnement, notamment les relations commerciales directes et indirectes.
La CSDDD constitue un outil potentiellement essentiel pour lutter contre les dégâts causés par les industries extractives, qui sont responsables de la moitié des émissions de carbone dans le monde et de plus de 80 % de la perte de biodiversité.
Ce texte pourrait également contribuer à étayer les réformes nécessaires à une transition énergétique équitable.
Un terrain propice à la corruption
Pourtant, en l’état actuel des choses, la CSDDD proposée présente une omission flagrante, susceptible de compromettre son efficacité.
Contrairement à d’autres législations adoptées par l’UE pour veiller à ce que les entreprises se comportent de manière responsable dans le monde, la CSDDD proposée n’impose aucune obligation de diligence raisonnable aux entreprises pour lutter contre les actes de corruption.
Ce point est essentiel, car la corruption est souvent inextricablement liée aux violations des droits humains et de l’environnement. L’absence de mesures de protection contre la corruption dans les exigences de diligence raisonnable peut également entraîner de graves répercussions sur l’énergie et la sécurité nationale.
La corruption est plus répandue dans le secteur extractif que dans tout autre : un cas de corruption transnationale sur cinq concerne les industries extractives et la corruption aggrave souvent les violations des droits environnementaux, sociaux et humains.
Pendant ce temps, l’agression russe en Ukraine (et la crise énergétique qu’elle a entraînée) a brutalement exposé les dangers de mener des activités commerciales avec des régimes corrompus, kleptocratiques et autocratiques.
Selon certaines informations, les entreprises énergétiques et les négociants en matières premières européens et américains, dont BP, Shell, Wintershall Dea, ExxonMobil, TotalEnergies, Equinor, OMV et Trafigura, ont versé plus de 95 milliards de dollars au gouvernement russe par le biais de projets pétroliers et gaziers depuis l’invasion de la Crimée en 2014.
Jusqu’en août 2022, TotalEnergies détenait une participation à hauteur de 49 % dans un champ gazier russe qui fournirait du carburant destiné aux avions de chasse russes. Les enquêteur·rice·s ont remonté la chaîne d’approvisionnement en kérosène de deux bases militaires, Morozovskaya et Malshevo, jusqu’au champ gazier de Sibérie dont TotalEnergies est copropriétaire. Global Witness a également établi que BP tirera cette année un bénéfice estimé à 580 millions de livres sterling de sa participation de près de 20 % dans Rosneft, qu’elle détient toujours malgré les promesses de vente formulées plus tôt cette année.
Au-delà de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la corruption a contribué à l’instabilité dans de nombreuses autres régions du monde, et continuera à le faire à moins que les gouvernements, avec l’aide des institutions internationales et régionales, et en collaboration avec la société civile, ne s’engagent à plus d’intégrité, de transparence et de redevabilité, ainsi qu’à des politiques de lutte contre la corruption fortes et applicables. Parmi cette pluralité d’exemples, il convient de souligner le contrôle par l’élite de l’entreprise d’État du Soudan du Sud, qui a contribué à détourner les revenus pétroliers vers les services de sécurité et les milices accusés de graves violations des droits humains. En Libye, le commerce illicite du pétrole et du gaz a directement financé des groupes armés, notamment ceux responsables du trafic de migrant·e·s à travers la Méditerranée.
La corruption engendre des conditions qui conduisent à des troubles sociaux et politiques, ainsi qu’à la destruction de l’environnement. Elle décourage les investissements responsables et détourne les revenus des fonds publics, empêchant ainsi les communautés et les populations de bénéficier de ces investissements.
Le monde s’oriente vers un avenir à faibles émissions de carbone, et la demande de minerais servant à la conception des technologies vertes monte en flèche. Dans ce contexte, la lutte contre la corruption qui gangrène le secteur extractif depuis si longtemps est plus cruciale que jamais.
La CSDDD peut et doit jouer un rôle.
Pour ce faire, cependant, il est essentiel que les législateur·rice·s européen·ne·s renforcent la directive par des exigences spécifiques en matière de gouvernance et de lutte contre la corruption : en ajoutant une définition des « répercussions négatives de la gouvernance », ainsi qu’en intégrant les principales conventions de lutte contre la corruption dans l’annexe de la directive. Il est possible de renforcer la capacité de la CSDDD à favoriser des chaînes de valeur résilientes et durables dans des secteurs économiques clés à haut risque tels que le pétrole, le gaz et les mines. Avec quelques amendements déposés sur ces questions, il y a encore de l’espoir.
Les arguments en faveur d’une telle démarche sont clairs et les avantages potentiellement immenses.
À l’occasion de la Journée internationale de lutte contre la corruption et du 20e anniversaire de la Convention des Nations unies contre la corruption, il est grand temps que les gouvernements, le secteur privé et les législateur·rice·s européen·ne·s respectent leurs engagements et traduisent en actes les belles paroles d’Ursula von der Leyen.