ENQUÊTE Depuis des années, les ONG réclament plus de transparence de la part des grandes compagnies extractives, minières, pétrolières, gazières ou forestières. La France est l’un des premiers pays à s’y plier
Christian Mounzeo voudrait comprendre. Comprendre pourquoi l’immense majorité des quatre millions de Congolais, ses compatriotes, vit sous le seuil de pauvreté, avec moins de 1 dollar par jour, sans accès à des services essentiels comme l’eau, l’électricité, la santé ou l’éducation. Pourquoi 26 % des enfants de moins de 5 ans sont atteints de malnutrition chronique? Pourquoi le taux de chômage dépasse officiellement les 35 %, ruinant l’espoir de la jeune génération?
La fatalité de la misère, Christian Mounzeo n’y croit pas. Il sait que son pays est riche. Riche d’une ressource naturelle, le pétrole, exploitée depuis plus de cinquante ans par quelques grandes compagnies étrangères, dont le groupe français Total, l’italien Eni et les américains Exxon et Chevron. En 2013, le pays a encore produit près de 90 millions de barils, ce qui le place au quatrième rang des producteurs au sud du Sahara. « Où passe tout cet argent? s’interroge Christian Mounzeo. Les compagnies payent-elles ce qu’elles doivent? Que font nos gouvernants de cette manne? »
Pour trouver des éléments de réponse, Christian Mounzeo a fondé l’antenne locale du mouvement « Publiez ce que vous payez » (PCQVP). Présent dans une quarantaine de pays, ce réseau associatif s’active, depuis le début des années 2000, afin d’inciter les industries extractives – pétrolières, gazières ou minières – et forestières, à rendre publiques leurs données.
« Dans les pays en développement où ces activités génèrent des gains colossaux, les populations continuent d’être privées des revenus nécessaires à leur développement. C’est pour mettre fin à cette prétendue “malédiction des ressources naturelles” que nous réclamons une gestion plus transparente et plus responsable », souligne Martin Willaume, chargé de plaidoyer pour Oxfam, une organisation qui lutte contre la pauvreté dans le monde.
Une première bataille a été remportée au sommet de Johannesburg (Afrique du Sud), en 2002, avec le lancement de l’Initiative pour la transparence dans les industries extractives (Itie). La démarche associe, sur la base du volontariat, gouvernements, entreprises et militants de la société civile d’un même pays, qui acceptent de cosigner chaque année un rapport divulguant les sommes issues de l’exploitation des ressources. « Cela a permis de nourrir le débat public dans une quarantaine de pays qui ont rallié la coalition, mais beaucoup d’États ou de compagnies refusent encore d’appliquer la norme Itie », souligne Martin Willaume.
Un pas supplémentaire est franchi en 2010 avec l’adoption par les États-Unis du Dodd-Franck Act, loi qui oblige les entreprises pétrolières et minières américaines à fournir des informations détaillées sur leurs sites d’exploitation, ceci afin de lever le soupçon de corruption qui pèse sur ce secteur.
Sous la pression, l’Europe s’empare à son tour de la question et édicte une directive dite « comptable », adoptée par le Parlement en juin 2013. Le texte impose aux compagnies extractives ou forestières de publier le détail des paiements versés (impôts, redevances, taxes…), projet par projet, dans chaque pays où elles ont des activités d’exploitation ou d’exploration. Et précise que les États membres ont jusqu’à la mi-juillet 2015 pour adapter leur législation à la nouvelle donne.
Étonnamment, le Royaume-Uni, qui s’était vigoureusement opposé à la directive, l’a transposée dès août 2014. Autre « bonne élève », la France est le second pays à s’être mis en conformité, en décembre dernier. La nouvelle est passée quasi inaperçue. Pourtant, comme l’atteste le Journal officiel, depuis le 1 janvier, les grandes compagnies comme Total, Areva ou Eramet doivent se plier à ces nouvelles exigences comptables pour être en mesure de publier les premiers rapports en 2016. À la grande satisfaction de tous ceux qui souhaitent moraliser le monde des affaires, Christian Mounzeo le premier.
« Cette loi est un grand pas pour plus de transparence en Afrique en général, au Congo en particulier. Connaître le détail des paiements effectués par Total à notre gouvernement permettra de vérifier les comptes des uns et des autres », souligne-t-il.
Face à cette obligation légale, les grandes compagnies sont partagées. Le groupe minier et métallurgique Eramet se dit « serein » et « vigilant ».« Sur le fond, le principe est bon et s’inscrit dans la politique que nous menons de longue date en faveur d’un développement durable. Cela dit, beaucoup dépendra des décrets d’application. Seront-ils “raisonnables”? Nous restons les yeux ouverts », prévient Catherine Tissot-Colle, membre du comité exécutif. Le pétrolier Total est beaucoup plus critique à l’égard d’une loi jugée lourde administrativement, coûteuse et qui impose une obligation pouvant entrer en contradiction avec le droit local. « Certains pays, comme le Qatar ou les Émirats arabes unis, imposent aux exploitants des règles de confidentialité strictes. Faudra-t-il demain renoncer à ces marchés? », s’inquiète Jean-François Lasalle, directeur des affaires publiques, qui précise que le dossier a été confié aux juristes du groupe.
Un argument balayé par Martin Willaume, d’Oxfam, qui considère, au contraire, que la loi ne va pas encore assez loin. « Si l’on veut une vraie transparence, il faut étendre l’obligation de reporting de manière à éviter les pratiques de transfert dans les paradis fiscaux, plaide-t-il. Et durcir les sanctions en cas de publications partielles ou erronées, l’amende prévue aujourd’hui, de 3 750 €, n’étant pas dissuasive. »
Au Congo, Christian Mouenzo sait que le combat sera long mais savoure cette première victoire. « Les choses ne sont pas faciles car les intérêts en jeu sont considérables. Mais elles avancent, même si c’est lent. Viendra le jour où les pauvres rentreront dans leurs droits. »
Par Antoine d’Abbundo